Les derniers danseurs de sakayonsa du Zaïre
Cette résonance toujours particulière, si intime et pleine de complicité, ces chants et danses qui firent un passé qui voltige, un passé de soumission, d’adhésion inconditionnelle à son chef, lui accordant même de vivre éternellement… qui déteste le sakayonsa en RDC ? Quiconque a été MPR[1], à ce son-là, quand ça résonne, il s’arrête toujours un moment et se regarde, se voit comme dans un miroir !
Alors un matin, une télévision diffuse « la valise de Mobutu », un film de Pie Tshibanda[2]. Avec humour, le réalisateur évoque ce président fondateur qui a régné sur le Zaïre durant 32 ans. Mobutu, ça intéresse encore… Nous étions en émoi, ma mère et moi. Deux âges liés par destin, un destin qui fit de nous des danseurs, des sakayonseurs[3]. Encore lui, le destin, il aura fait des contre-mobutistes, peut-être à tort.
Un service divin rendu au divin
Deux souvenirs, deux expériences, deux identifications, deux âges, deux époques en une. D’abord celle de maman. De la véranda où elle papotait avec sa sœur, elle courut au salon et se plaça à côté de moi, cœur et yeux plongés dans la télévision. Elle chantait déjà, secoua instinctivement ses mains en direction de tata Mobutu, juché sur son trône. Son âme dansait. « J’ai tout de suite reconnu ce ton [solennel], j’ai reconnu sakayonsa. Que c’était beau ! » Si ça pouvait revenir, serait-elle aussi heureuse ? On n’allait pas quand même se quereller mère et fils pour une nostalgie de sakayonsa. A chacun son Mobutu, après tout ! « Après tout, qu’est-ce qui a changé », interrogea-t-elle, défiante.
J’ai pensé à ces danseuses dévouées à papa Mobutu, à cette tension, et cette conviction dans un service rendu au divin. Si à l’instant, ces codanseurs regardaient la télévision, ils devaient vagabonder comme moi, dans le sakayonsa de maman et son âge, et dans mon image et celle de mon âge. J’étais tantôt dans une matinée de 89 ou 90, à l’école, saluant le drapeau ; tantôt au défilé du 24 novembre, saluant l’arrivée du timonier à la tête de l’Etat pour « discipliner ». N’est-ce pas « MPR égale discipline » ? Nous le chantions et le dansions, nous les pionniers du Zaïre, « allégrement », « fiers d’être zaïrois » et engagés dans la révolution. Tout passe, sakayonsa demeure. Il est mental, spirituel, imaginaire, c’est comme du vif-argent! Notre religion, nous n’avions pas de raison de la détester. Sakayonsa, alors on dansait ! Elle était la nôtre, la révolution zaïroise : sans antenne parabolique, sans téléphone, sans Internet ni Facebook, sans balai, sans sifflet ! Notre révolution populaire était née sans le peuple !
« Nani aliona Mobutu ?‒ « Miye ! » » (Qui a vu Mobutu ? ‒ Moi !)
Le film était terminé. Maman n’arrêtait pas de conter des histoires. Des histoires que j’ai vécues malgré mon jeune âge, beaucoup que j’ai lues et d’autres que j’ignorais. Toutes, nos histoires, histoires à moi. Dernier danseur de sakayonsa, j’ai souffert de voir maman si heureuse de son malheur jamais fini : «On danse pour son chef. Et puis, qui épouse ma mère est mon père », et ça c’est une sagesse Lunda. Peut-être un syndrome de Stockholm ! Je me rappelle qu’un jour, dans un taxi, un vieil homme se moquait de « nous »[4], les derniers sakayonseurs et les jamais sakayonsés, pour n’avoir pas vu Mobutu. Je parie qu’ils ne sont pas moins nombreux à vouloir que cette page se soit irrémédiablement tournée.
Je me demandais toute la journée pourquoi cette télévision, si prude, s’est-elle plu à diffuser ce film qui jusqu’ici, classait à l’opposition Pie Tshibanda son auteur. Dernier danseur de sakayonsa, je ne souhaite à personne cette histoire.
[1] Mouvement populaire de la révolution, parti-Etat au Zaïre de Mobutu. La Constitution disait alors que tout Zaïrois était membre du MPR.
[2] Un psychologue congolais de Belgique qui change souvent en comique ou humoriste.
[3] Sakayonsa : c’est ainsi qu’on désigne les chants et danses populaires à la gloire de Mobutu, au Zaïre.
[4] Les jeunes, « venus après Mobutu dans sa fureur sa peau de Léopard ».
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